Addis Ababa (Éthiopie) 2024 : un holocauste patrimonial
Par Serge Dewel, Docteur en histoire, INALCO, CESSMA (UMR245), Institut Chrétiens d’Orient
Depuis longtemps, le rôle politique du patrimoine a été clairement établi et abondamment analysé. L’action des pouvoirs publics en tant qu’agent politique, peut alors prendre trois directions : (1) la reconnaissance et la préservation, (2) la fabrication et l’invention, et (3) l’effacement par l’oubli ou la destruction. L’actuel gouvernement fédéral éthiopien a largement fait usage de ces trois modes en ouvrant un nouveau chapitre de la construction de la capitale éthiopienne, Addis Ababa.
De 1886 à 2016, l’histoire de la construction de la capitale éthiopienne s’est réalisée par phases successives — plutôt que sous la forme d’un continuum — démontrant une cohérence des intentions dans la monumentalisation de la ville jusqu’à l’aube du XXIe siècle [Dewel 2018]. Avec le « Millenium » éthiopien (2008), une nouvelle page de la monumentalisation de la ville a commencé de s’écrire, marquant aussi un tournant dans la manière dont les pouvoirs publics envisagent sa mise en scène.
Le contexte urbain
Le cadre urbain d’Addis Ababa, tel qu’on l’a connu jusqu’au début du XXIe siècle, résulte de la scénographie déployée par le régime impérial, au cours d’une décennie chevauchant les années 1950 et 1960. À cette époque, la capitale éthiopienne était une ville aérée et peu peuplée. Mais la population de la capitale, déjà de 900 000 habitants en 1974 (lors de la chute du régime impérial), est passée à 5 700 000 habitants en 2024 [https://population.un.org/wpp/ (18/06/2024)] s’étant entretemps approprié tous les interstices séparant les édifices architecturaux de l’espace urbain.
Avec l’entrée dans la deuxième décennie de ce siècle, Addis Ababa prend le chemin des mégapoles africaines, moulées sur la matrice d’un riche district commercial et des affaires, lequel est entouré de bidonvilles et de cités précaires. La capitale éthiopienne avait cette particularité de ne pas vivre ce contraste, en alternant, sur Bole road (l’avenue conduisant à l’aéroport) centres commerciaux et petites échoppes de planches et de tôles. Auparavant et jusqu’en 1970, l’aéroport se trouvait loin de la ville, en pleine campagne. Le luxueux Sheraton, au moment de son ouverture en 1998, voisinait avec des maisons particulières faites de tôles et de pisé, disposées dans des jardins parcourus par les chèvres et la volaille, et plantés d’eucalyptus et d’ənsät (faux-bananier) : la ville-jardin[1], une véritable « eucalyptopolis » [Mérab 1922, II, 177-178].
Nombreux sont les Éthiopiens, à Addis Ababa, qui vivent en famille sur de petites parcelles, autour d’une maison avec un peu d’élevage et de culture potagère. Ce système social offre à la ville toute sa singularité ; une capitale unique composée d’un conglomérat de « villages », eux-mêmes les avatars des säfär (concessions et paroisses) remontant à la fondation de la ville à la fin du XIXe siècle [Dewel 2018, 171ss].
La récente expansion urbaine prend deux directions : verticale, en empilant les étages à la conquête du ciel, mais aussi horizontale, en reportant ses limites toujours plus loin dans la campagne où sont construits d’importants complexes de relogement des populations expulsées du centre. Le déplacement vers ces condominiums suppose la perte d’un moyen annexe de subsistance (des poules, une chèvre, des légumes, etc.), mais aussi de l’espace autour duquel s’organise une vie traditionnelle en toutes saisons et de l’espace vital entre les personnes. La nouvelle vie en cités privera les habitants d’espace, projetant toutes cultures et langues confondues loin du centre et des emplois. C’est à une mutation dramatique de la capitale éthiopienne que nous assistons. Avec le déplacement de l’habitat modeste vers les condominiums périphériques de qualité médiocre, les autorités de l’urbanisme et du logement ont créé les futures cités et les foyers périphériques de tensions.
En dépit de l’éradication de quartiers traditionnels — à l’habitat souvent précaire, certes —, le patrimoine urbain et les témoins de périodes plus anciennes de la ville avaient été préservés. Depuis un an, ceux-ci sont l’objet d’un effacement systématique voulu par l’actuel Premier ministre éthiopien, Abiyy Ahmäd.
L’arrivée au pouvoir d’Abiyy Ahmäd, en 2018, avait d’abord suscité l’enthousiasme — en Éthiopie comme à l’étranger (prix Nobel de la Paix en 2019) — avant que ne se révèle la véritable nature autocratique du régime. La guerre menée par les forces fédérales contre les rebelles du Tigray (novembre 2020 — novembre 2022) et les fronts d’instabilité qui se maintiennent dans le pays ont plongé le chef du gouvernement dans son isolement. À défaut de pouvoir construire la paix sur l’ensemble du territoire, il met en scène sa capitale, en profitant du développement urbanistique initialisé en 2008 avec la multiplication des chantiers qui ont transfiguré la ville. Certes, la pandémie de Covid19 suivie de la guerre civile avait nettement ralenti l’activité de construction dans la capitale, mais celle-ci a repris depuis l’automne 2023. Ainsi, c’est bien à une nouvelle phase de la construction de la capitale que nous assistons, répondant à la même logique que les phases précédentes.
En effet, j’avais précédemment mis en évidence que les principales étapes du développement urbain d’Addis Ababa ont correspondu à des moments particuliers, alors que l’histoire connaissait crises internes et menaces sur sa souveraineté [Dewel 2018]. Cette fois encore, c’est dans un contexte sociopolitique particulièrement tendu — intérieurement surtout, mais international aussi[2] — que la capitale est le théâtre d’importantes transformations.
La « réécriture » de la ville
Toutefois, l’histoire ne se répète pas. Si les grands projets de l’époque impériale ont voulu valoriser l’espace urbain, ils ne faisaient pas table rase du passé, mais s’y agrégeaient au contraire. La situation actuelle reflète un paradigme totalement différent. Même sans faire allusion à l’éradication des quartiers traditionnels de la ville-jardin, les principaux chantiers entrepris ont pour vocation de couper les liens avec le passé.
La gare
Le premier d’entre eux, et sans doute le moins dévastateur, concerne la gare d’Addis Ababa, inaugurée en 1930 et terminus de l’ancienne ligne de chemin de fer provenant de Djibouti [Fontaine 2012]. Construite par l’architecte français Paul Barrias, elle fut mise en service en 1929 et désaffectée en 2008. Entretemps, une nouvelle ligne de chemin de fer reliant Djibouti à Addis Ababa a été inaugurée en 2016, avec une nouvelle gare à une douzaine de kilomètres de l’actuelle. Le quartier de la gare a dès lors perdu sa fonction initiale et les autorités éthiopiennes ont prévu de la réaffecter à un complexe résidentiel porté par la société émiratie Eagle Hill et qui se développerait autour de l’ancienne gare devenue une attraction patrimoniale.
Au moins, l’édifice devrait être préservé, sans qu’aucune garantie du respect intégral de l’architecture originelle ne puisse être espérée[3]. Ainsi, en mai 2024, les archives de la Compagnie du chemin de fer djibouto-éthiopien (jadis franco-éthiopien) ont été déménagées, sans préavis et sans grand cas, aux archives municipales, alors que celles-ci ne sont pas du tout structurées comme le sont les Archives nationales (NALA).
Si le bâtiment central de la gare devait ainsi être sauvé, ce n’est pas le cas de l’ensemble des infrastructures du terminal et des ateliers. L’édifice sera donc extrait de son contexte historique et fonctionnel — et avec lui toute la transformation d’un quartier historique de la ville — pour ne plus devenir qu’une attraction architecturale ceinturée par un complexe immobilier. Le passé — avec ce qui fut longtemps la principale porte d’entrée en Éthiopie — se trouve ainsi relégué dans l’anecdotique, en chemin vers l’oubli, alors que l’Éthiopie se tourne vers le futur symbolisé par une nouvelle ligne ferroviaire — fruit de nouveaux partenariats — et une nouvelle gare symbolisant une Éthiopie nouvelle[4].
Le parc de l’Unité
Longtemps interdit au public, siège du gouvernement sous le régime du Därg (1974-1991) et sous le régime EPRDF[5], le palais du roi des rois Menilek (r. 1889-1913) — le gǝbbi — a fait l’objet d’une campagne de restauration et de mise en scène en 2018 (pour un coût de 145 millions d’EUR, largement financé par les Émirats arabes unis), voulue dès l’avènement au pouvoir d’Abiyy Ahmäd, afin de l’ouvrir au public en octobre 2019. Bien sûr, on pourra déplorer la dénaturation totale des lieux par des restaurations qui n’ont pas respecté l’histoire des bâtiments et, aussi, la transformation de l’espace palatial en un parc d’attractions et un zoo. Le gǝbbi (palais) est désormais connu sous le nom de Unity Park (አንድነት ፓርክ).
Au-delà de ces considérations patrimoniales, ici encore, au lieu de mettre en scène le passé, c’est à sa réécriture que l’on s’est attelé. L’ancien centre de pouvoir, fondé par Menilek II, sous prétexte de restauration et d’ouverture au public, a été entièrement détourné de sa fonction et de son contexte initial. Loin d’une commémoration de l’histoire impériale et de l’avènement de l’ère du Choa [Šäwa] — la province centrale d’Éthiopie —, c’est son oubli qui est ainsi programmé.
Le palais du Jubilé
À l’heure où le Palais du Jubilé, inauguré en 1955 par Haylä-Sellase, connaît une campagne de rénovation et de muséification, il est autorisé de se demander quelle issue lui sera réellement réservée.
Résidence impériale entre 1961 et 1974, palais présidentiel depuis le régime EPRDF (sous la dénomination de Palais national), le Palais du Jubilé devrait ouvrir au public dans un but culturel et touristique. Devraient y être exposés, entre autres, la collection de voitures de l’empereur Haylä-Sellase (1930-1974) et les wagons ferroviaires impériaux à l’aboutissement du projet démarré le 1er juillet 2019, pour une durée théorique de cinq ans, sous l’égide de l’Agence française de développement (AFD), avec un investissement à hauteur de 20 millions d’euros.
Toutefois, selon les directives unilatérales récentes du Premier ministre Abiyy Ahmäd, le projet semble vouloir prendre une direction moins muséale pour s’approcher d’un parc d’attractions et d’un espace de réception destiné au Premier ministre recevoir ses homologues africains. Contrordres, discussions et incertitudes ont cours en ce début d’octobre 2024, qui laissent planer un doute sur le la finalité du projet.
Le saccage d’Arada
Mais c’est le centre historique d’Addis Ababa — le quartier d’Arada —, riche de patrimoine architectural, mais démuni d’édifices gouvernementaux de prestige, qui paie probablement le plus lourd tribut à la politique de réécriture menée par le Premier ministre Abiyy.
Arada — connu sous le nom de Piassa depuis l’occupation italienne (1936-1941) — représente le réel cœur historique de la capitale éthiopienne, avec ses anciennes maisons et boutiques disséminées autour de la basilique de Giyorgis (Saint-Georges) et de l’espace jadis occupé par le marché traditionnel et remplacé par un centre boutiquier à l’époque italienne. C’est là que se sont écrites les pages essentielles de l’histoire architecturale et urbaine de la capitale [Dewel 2018] ; c’est là aussi que survivaient les principaux témoignages de cette histoire : les maisons en bois des années 1920-1930 [Nieder 2024] et les échantillons d’architecture moderniste des années 1940-1950.
Figure 4. Maison traditionnelle en pierre et bois et architecture moderniste à Piassa (photos Serge Dewel) |
L’esplanade qui s’étire autour de la Municipalité d’Addis Ababa en direction de la statue équestre du roi des rois Menilek II s’est longtemps figée en un vaste chantier qui n’a trouvé qu’une issue partielle avec l’ouverture d’une station du MRT. Puis, en 2018-2019, l’ensemble des trottoirs de Piassa ont été rénovés ainsi que divers espaces engazonnés et plantés. Tout semblait prendre la direction d’une valorisation du patrimoine urbain de la capitale.
Certes, l’Éthiopie a connu une importante dépression consécutive à la crise sanitaire mondiale de 2020, mais c’est surtout un tournant sécuritaire et autocratique que connut le pays à partir de la fin de 2020 et en 2021, en marge de la guerre civile qui explosa au Tigray (novembre 2020). Dès le cessez-le-feu de novembre 2022, le gouvernement fédéral du PM Abiyy Ahmäd a accentué sa politique de constructions pharaoniques.
Les pentes boisées et verdoyantes de Yeka descendant des montagnes d’Entotto à Addis Ababa sont, désormais, l’espace d’un vaste chantier (503 hectares), actif jour et nuit, le Chaka Project (ou officieusement le Yeka Hills Project). C’est là que le Premier ministre se fait construire la résidence officielle, agrémentée d’un complexe immobilier haut de gamme et d’un hôtel de luxe, dans un espace parcouru par 29 kilomètres de nouvelles routes. Lacs artificiels et palmiers (à près de 3000 mètres d’altitude) achèvent de consommer cette plaie environnementale obtenue par l’expulsion sans délai des habitants et exploitants de la terre. La facture officielle dépasse les 9 milliards d’euros (alors que budget annuel du pays annoncé en 2024 ne s’élève qu’à 17 milliards d’USD), mais il est probable que le coût réel dépasse largement ce montant. Ailleurs dans le pays, de nombreux Éthiopiens frôlent la famine et les infrastructures les plus élémentaires, détruites par la guerre civile, peinent à être reconstruites. Les églises rupestres de Washa Mikael, incluses dans la zone, sont désormais interdites d’accès. Un grand secret est maintenu autour des opérations et des expulsions.
Dans une même hâte, l’ancienne place du général de Gaulle et son centre boutiquier des années 1960, au centre de Piassa, furent rasés pour laisser la place à une grande esplanade où fut inauguré, le 11 février 2024, l’Adwa Victory Memorial (የዓድዋ ድል መታሰቢያ). Répondant sans doute aux nombreuses fractures du pays, largement alimentées par la politique du Premier ministre comme de celle de ses prédécesseurs, ce « musée » mémorial devrait ressouder la nation derrière le souvenir de sa plus grande gloire militaire que fut la bataille d’Adwa. Opposant armées éthiopienne et italienne le 1er mars 1896, cette bataille scella la défaite de la tentative italienne de colonisation et consacra l’indépendance de l’Éthiopie.
Figure 5. Vue générale de Piassa avec l’implantation du Adwa Victory Memorial (mai 2024) ; le même lieu vers 1960 en champ-contre-champ. |
Sans doute, s’agissait-il d’un moindre mal. Déformant l’espace urbain traditionnel d’Arada — la place De Gaulle avait son histoire et épousait le périmètre de l’ancienne place du marché [Dewel 2018] — ce projet inutile épargnait les édifices les plus anciens et les plus emblématiques. Mais au printemps 2024, sans annonce préalable, une cohorte d’engins de terrassement s’est attaquée aux quartiers d’Arada où subsistait son habitat traditionnel. Dans sa volonté de métamorphoser Addis Ababa en un « Dubaï-sur-Nil », Abiyy a lancé le Addis Ababa Corridor Development project qui appelle aux larges voies routières, pistes cyclables et pédestres, et tours en verre et béton. Le cancer de la modernisation à outrance achève de ronger le vieux cœur de la ville.
Figure 7. Le site de la maison de l’historien Berhanou Abebe et l’espace « libéré » (photo haut Serge Dewel ; bas Hugues Fontaine) |
Bibliographie
Dewel Serge, 2018, Addis-Abeba (Éthiopie). Construction d’une nouvelle capitale pour une ancienne nation souveraine, 1886-2016 2 volumes, Paris, L’Harmattan, 2018.
Fontaine Hugues, 2012, Un train en Afrique. Djibouti-Éthiopie, Rueil-Malmaison, Amarna.
Mérab Paul, 1922, Impressions d’Éthiopie (l’Abyssinie sous Ménélik II), vol. II, Paris, Ernest Leroux.
Nieder Piet, 2024, The Addis Ababa House. A Typological Analysis of Urban Heritage in Ethiopia 1886–1936, Berlin, DOM Publishers.
Notes de bas de page
[1] Guillaume Duteurtre, auteur d’une thèse soutenue à l’ENSA Montpellier en 1998, estimait qu’à cette époque, environ la moitié du lait consommé à Addis Ababa était produit intra-muros ou en périphérie proche, par des petits producteurs urbains.
[2] Par exemple les menaces égyptiennes pesant sur le GERD (Grand barrage de la Renaissance éthiopienne), les déclarations du Premier ministre éthiopien au sujet de l’accès à la mer, le jeu de l’Érythrée active sur le sol éthiopien pendant le conflit du Tigray, etc., mais aussi le risque réel de déflagration de l’Éthiopie).
[3] Il est autorisé de s’interroger quant à la volonté réelle de conserver l’édifice historique. En septembre 2024, dans la plus grande discrétion (et interdiction de photographier), ce sont les ateliers ferroviaires de Dire Dawa qui furent démolis.
[4] Résultant d’accords sino-éthiopiens de coopération, une nouvelle ligne de 756 kilomètres a été construite entre 2013 et 2015 par un consortium sino-turco-indien. Cette ligne ferroviaire s’inscrit dans un projet de réseau global décidé en 2015 et à l’arrêt depuis 2020.
[5] Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front, parti de coalition dirigé par le TPLF (Tigrean People’s Liberation Front) qui renversa le gouvernement militaro-marxiste du Därg en 1991 et se maintint au pouvoir jusqu’en 2019. L’actuel Premier ministre, Abiyy Ahmäd, est issu des rangs de ce parti.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Serge Dewel (4 octobre 2024). Addis Ababa (Éthiopie) 2024 : un holocauste patrimonial. Patrimoines et Politiques Mémorielles. Consulté le 8 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12f7f