Gaza : guerre et politique du patrimoine en Terre Sainte

Par Serge Dewel, Docteur en histoire, INALCO, CESSMA (UMR245), Institut Chrétiens d’Orient,

Menacé autant que méconnu, la patrimoine archéologique et monumental de Gaza représente à la fois une richesse pour l’humanité et un outil identitaire pour les communautés qui s’en revendiquent. Juifs, chrétiens et musulmans placés face aux enjeux de la conservation et de l’appropriation.

Souvent méconnu du grand public, voire ignoré, le patrimoine archéologique que recèle Gaza est cependant loin d’être négligeable. Pour avoir traversé les millénaires, c’est toute la stratigraphie géologique comme historique de la Terre Sainte qu’il déroule. Souffrant de l’insuffisance des moyens pour sa conservation comme de la surpopulation que connaît le territoire, il est aujourd’hui menacé d’éradication par le conflit dans lequel le mouvement Hamas et l’État d’Israël sont engagés. Les ressorts du conflit et la situation de détresse à Gaza sont largement commentés, quotidiennement. Affirmer que ce patrimoine est en danger se résume à un euphémisme et une tautologie. Mais les circonstances offrent aussi l’occasion de se pencher sur la nature de ce patrimoine, et c’est ce que je souhaiterais développer ici.

Juifs, chrétiens et musulmans : stratigraphie des enjeux identitaires

L’importance toute particulière de l’archéologie en Terre Sainte n’est plus à établir, et il nous suffit de rappeler les travaux de l’École biblique de Jérusalem ou ceux d’Israel Finkelstein pour l’illustrer. C’est dire qu’il s’agit d’un véritable enjeu, comme l’historienne Chloé Rosner l’a fort bien mis en lumière dans Creuser la terre-patrie (2023, CNRS Éditions), en montrant comment l’archéologie peut contribuer à bâtir une nation, celle d’Israël en l’occurrence. Le recours à l’archéologie pour servir un dessein politique est ancien et loin d’être limité au Proche-Orient, mais la Terre Sainte connaît une superposition d’enjeux identitaires, géopolitiques et confessionnels unique sur terre. Les trois monothéismes y trouvent leur ancrage conférant aux lieux une valeur sacrée particulièrement élevée sur laquelle des corpus de traditions furent édifiés. Cette charge sacrale unique n’avait pas échappé à la sagacité de Maurice Halbwachs pour qu’il en fît le choix afin d’illustrer les chemins de l’élaboration d’une mémoire collective, en l’occurrence celle des lieux saints des évangiles [Halwbachs Maurice, 1941, La topographie légendaire des Évangiles en terre sainte, Paris, PUF].

A titre d’illustration, rappelons ce projet de loi israélien présenté en juillet 2024 dans le but d’assumer le contrôle de l’activité archéologique qui se déploie dans le Territoires palestiniens. Sous prétexte de lutter contre la destruction de sites patrimoniaux, il s’agirait d’accaparer le patrimoine archéologique à des fins politiques, en particulier en Cisjordanie [dénoncé par l’ ONG israélienne Emek Shaveh luttant contre la politisation de l’archéologie]. Le phénomène n’est pas récent et la même ONG dénonçait déjà cette appropriation du passé des Territoires palestiniens par Israël en 2017 [Emek Shaveh]. Mais de quel patrimoine parle-t-on, en particulier dans la bande de Gaza ?

Le patrimoine monumental des Territoires palestiniens et, en particulier, à Gaza s’articule sur trois grands domaines chrono-culturels – biblique pré-chrétien, chrétien et musulman – qui se retrouvent sous l’ombrelle de la Terre Sainte. C’est dire que la dimension religieuse de ce patrimoine n’est pas anecdotique et que les enjeux idéologiques sont d’autant plus exacerbés. Le sol de Gaza s’est révélé d’une grande richesse, offrant de nombreuses découvertes fortuites (tête cananéenne), en marge des sites importants mis à jour lors de grands travaux de construction.

Écrire l’histoire de Gaza dans la longue durée

L’importance que Gaza a connue, dès la haute antiquité, tient à sa situation naturelle, un espace littoral unique propice au mouillage, entre le Sinaï et la côte libanaise : c’est le port grec d’Anthedon (l’actuelle al-Blakhiya dans la périphérie de Gaza). Et c’est dans ce quartier d’al-Blakhiya, rue Salah Khalaf, que l’homme d’affaire palestinien Jawdat Khoudary a installé son musée archéologique (doublé d’un hôtel-restaurant), à proximité de l’ancienne nécropole, découverte en 1995 et fouillée dès l’année suivante [Elter & Hassoun 2004]. Al-mathaf (“le musée”), comme il est localement désigné, tient aussi d’une double fonction. La préservation et l’exposition d’un patrimoine archéologique  local se double d’une fonction idéologique, comme son auteur s’en explique lui-même  dans le livre d’entretien de Béatrice Guelpa (Gaza debout face à la mer, 2009, Genève, ZOE) : “les Israéliens veulent nous réduire au stéréotype du terroriste. Moi, je veux redonner le goût du beau à mes compatriotes, leur insuffler de l’espoir”. Ce musée a été incendié lors de l’offensive israélienne de 2023, et un nombre importants d’artefacts et de vestiges furent détruits (Le Figaro). Pour autant, une partie de la collection installée à Genève pour une exposition est sauve et dans l’attente de jours meilleurs pour un retour (voir).

Depuis 1997, l’École biblique et archéologique française de Jérusalem est active sur deux autres chantiers archéologiques à Gaza : le monastère Saint-Hilarion à Um el-‘Amr (depuis 1997) et les sites byzantins du groupe Mukheitim, Abassan el-Kebir et Abu Barake (voir). Face à l’urgence de la situation, le Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO a inscrit le monastère de Saint-Hilarion simultanément sur la Liste du patrimoine mondial et sur la Liste du patrimoine mondial en péril (communiqué du 26 juillet 2024). Cette décision reconnaît la valeur du site et la nécessité de le protéger alors que la guerre se prolonge à Gaza avec son cortège de destructions. Fondé à la fin du IIIe siècle par Saint-Hilarion, moine originaire de Gaza, le monastère a joué un rôle capital dans la diffusion du monachisme, profitant de la situation avantageuse de la ville au carrefour des routes terrestre (entre Égypte et Levant) et maritime (entre Levant et Chypre ou la Méditerranée orientale). L’archéologue René Elter, invité au séminaire “Patrimoines et politiques mémorielles” (INALCO), s’est exprimé en septembre 2024 au sujet des fouilles du monastère et des enjeux sur les ondes de France Culture.

2020, Nuseirat (Tell Umm Amer) monastère de Saint Hilarion. École biblique et archéologique française de Jérusalem (Ebaf)

Pratiquer l’archéologie en temps de guerre : risques et opportunités

Si le monastère a été préservé jusqu’à ce jour, il n’en est pas de même ailleurs. Le Qasr al-Basha (connu aussi sous le nom de Chateau de Radwan ou Fort de Napoléon), un palais historique (XIIIe s.) transformé en musée a été pulvérisé et l’on ignore si les artefacts mis en réserve ont pu être évacués. Le site d’al-Blakhiya (le port d’Anthedon) a été bombardé. L’Institut français de Gaza, le musée de Rafah, le musée (privé) al-Qarara et ses collections archéologiques ou encore le site du Tel es-Sakan ont tous subi des dommages. L’église byzantine de Jabaliya (Ve siècle, vestiges) aurait été détruite avec ses mosaïques. Jehad Yassin (Department of Museums and Excavations, Palestinian Ministry of Tourism and Antiquities) alarmait sur les destructions patrimoniales dans The Art Newspaper : plus de 100 sites dès la fin de novembre 2023.

En dépit d’une situation particulièrement précaire et de conditions matérielles plus que déplorables, des archéologues palestiniens, aidés de bénévoles, œuvrent à la sauvegarde du patrimoine archéologique en contexte de guerre. Ainsi, des milliers de pièces, datant jusqu’à 5000 ans,  sont rassemblés et nettoyés avec l’espoir d’équiper un futur musée national (voir et voir).

Il n’est guère étonnant que le concept de “Terre sainte” fut inventé pour désigner cet infime espace entre mer et Jourdain où les trois grands monothéismes y revendiquent leur ancrage, essentiel ou nostalgique pour les uns, géopolitique pour les autres. Tout naturellement, le patrimoine religieux souffre considérablement des conflits. Selon le “ministère des Affaires religieuses” de Gaza, 814 mosquées et trois églises auraient été détruites et 148 autres endommagées (RFI). Ainsi, à Gaza ou au Sud-Liban, nombreux sont les cas de ciblages de sites religieux (chrétiens et musulmans). Deux victimes vénérables sont à déplorer à Gaza : la mosquée al-Omari et l’église Saint-Porphyre.

La mosquée al-Omari, à l’instar de la mosquée des Omeyyades de Damas, occupe un site à stratigraphie religieuse épaisse : temple philistin puis romain, église byzantine du Ve siècle, mosquée du VIIIe siècle endommagée par un tremblement de terre, église latine construite au XIIe siècle par les templiers et détruite par les Ayyoubides et, enfin, l’édifice actuel entrepris par les Mamelouks (v. 1400). L’église grecque-orthodoxe dédiée à Saint-Porphyre, considérée comme la plus ancienne église active de Gaza, aurait été bâtie par les Croisés vers 1150. Elle aurait subi les dommages d’une attaque dès octobre 2023. Déjà le 11 décembre 2023, l’ONG israélienne Emek Shaveh dénonçait la destruction de la mosquée al-Omari et d’autres sites patrimoniaux en en appelant (en vain?) le gouvernement d’Israël et le Hamas à prendre toutes les mesures possibles pour le respect des lois internationales de protection du patrimoine.

Dans les espaces que les archéologues n’ont pas encore explorés, les cratères des obus peuvent révéler, de la manière la plus sauvage, la stratigraphie des niveaux d’occupation figés dans le sous-sol. Gaza s’apparente à un palimpseste historico-culturel dont chaque strate n’a pas encore été mise à jour. Et pour lire son histoire entière, toutes les couches doivent subsister.

Library of Congress, A view of the Great Omari Mosque and the surrounding fields, taken by Francis Frith circa 1862

La grande mosquée al-Omari de Gaza en 2023 (Le Figaro, Capture X/TamerMisshal)