Hôtel Baron : Chapitre 13

« Bien sûr, dites à vos hommes d’allumer les contre-feux. Qu’on en finisse ! » avait-il soufflé avant de se précipiter vers les serres. « Inch’Allah faites que la serre 3-A soit épargnée ! »

Serres andalouses. Photo : Taline Ter Minassian

Deux ans en effet que le professeur Amar travaillait dans cette serre à la conservation du patrimoine génétique agricole syrien. Ses précieux plants expérimentaux de blé, d’orge et de fève !  Certes, il possédait des exemplaires des semences dans son frigo secret mais seraient-elles  en état de produire une germination ? Même en supposant qu’il pourrait toujours en extraire les séquences génétiques, la perspective de l’anéantissement de deux ans d’expériences menées envers et contre tout durant cette terrible guerre le conduisait au désespoir. Et puis… il avait promis la livraison de plusieurs plants expérimentaux à cette femme qui disait représenter une ONG norvégienne. C’était là une opportunité inespérée de valoriser son travail et de justifier son existence entière d’homme de science. Pour parvenir à ce résultat, il avait consenti à bien des sacrifices sans parler des risques considérables qu’imposait la direction de cette antenne du CRAZA dans cette localité reculée du nord-est syrien. La préservation de la biodiversité et de la sécurité alimentaire était la raison d’être de cet organisme international présent sur le sol syrien depuis le début des années 2000. Le régime baathiste n’avait d’ailleurs consenti à son installation que parce que son affiliation au réseau international d’étude des zones arides était une condition requise pour répondre aux appels d’offres internationaux, notamment pour la modernisation du système d’irrigation. Mais, évidemment, tout avait changé avec la guerre civile. Début 2014, les rebelles avaient pris le contrôle du centre qui échappait depuis lors à la tutelle du régime. Le professeur Amar avait du trouver un arrangement informel. Ces types, pour la plupart des mercenaires engagés dans les bataillons rebelles, voulaient de l’argent sonnant et trébuchant, plus ou moins équivalent à la solde qu’ils auraient reçue dans l’un ou l’autre camp des belligérants. En échange, ils assureraient la sécurité du centre de recherches. Un arrangement avait été finalement trouvé : le CRAZA livrerait l’essentiel de ses moissons aux rebelles en échange de sa sécurité. Les moissons du centre étant avant tout expérimentales et destinées à l’étude des rendements, cela ne dérangeait pas le professeur outre mesure que sa petite équipe de scientifiques qui en disposait jusqu’ici à titre gracieux, soit contrainte de livrer un plat de boulghour ou de lentilles à ces rebelles affamés. La poursuite de son travail scientifique était en tout cas, à ce prix. Évidemment, il avait fallu accepter que l’ensemble des locaux soient occupés.  Vautré sur son fauteuil, les pieds sur la table, ce jeune type en treillis, armé d’un terrifiant fusil d’assaut – un Famas F1 de la manufacture de Saint-Étienne – avait élu domicile dans son bureau. Cette arme entre les mains de ce gamin de 17 ans lui collait des accès de sueurs froides. Puis, il avait fini par s’y habituer. Le jeune gars en question venait d’une ferme des environs. Et il prenait un intérêt très réel au travail des équipes du professeur Amar. Il l’avait même surpris un soir en lui déclarant :

« Vous savez professeur, nous ne sommes pas des bandits, ni des voyous. Nous sommes parfaitement en mesure de comprendre ce que vous faites ici. L’intérêt scientifique de vos expériences, la préservation de la qualité des sols… nous aurons besoin de personnalités comme vous lorsque nous aurons renversé le régime de ce chien de Bachar… »

Serres andalouses. Photo : Taline Ter Minassian

Le professeur Amar se hâtait à présent dans le long corridor de toile rougeâtre qui courait entre les deux serres principales. Les toiles d’ombrage étaient bien en place à cette heure avancée de la journée, c’était déjà ça… ce système de serre automatisée, un surplus importé d’Andalousie, fonctionnait au doigt et à l’œil même s’il avait été conçu à l’origine pour faire pousser des cohortes calibrées de tomates cerise à destination de l’UE. Mais, approchant de la serre 3-A, le professeur Amar constata que le système de ventilation était arrêté. En zone aride, les serres ont selon les saisons plutôt besoin d’être rafraichies… Et l’expérience dont il s’occupait actuellement faisait intervenir un système original de conducteurs du froid dont le brevet avait été déposé par un thermodynamicien français. Cela avait été toute une histoire de mettre en route le mouillage des paillasses et l’arrosage mais globalement tout fonctionnait à merveille. Le professeur Amar était satisfait des tests BLAST préliminaires sur différentes sortes d’engrains et il semblait sur le point de mettre à jour les différences des séquences génétiques entre le génome AL8/78 de Aegylops tauschii et celle du génome D du blé Chinese Spring. Si seulement on le laissait travailler tranquille, il pourrait répondre posément aux questions posées par un collègue américain dans le cadre d’une récente peer review… n’importe quel de ses confrères aurait constaté les conditions héroïques dans lesquelles il faisait tourner ce centre. La science dans ces conditions relevait d’un exercice de survie quotidienne. Ce fut alors que perdu dans ses pensées, durant ce bref intervalle, il l’aperçut debout à l’entrée de la serre. Une grande blonde à la carrure athlétique vêtue d’une veste bleue ornée du motif de la Croix-Rouge. « Il ne manquait plus que ça, la Norvégienne par dessus le marché… »

« Professeur, pas de panique rassurez-vous le bataillon de pompiers kurdes s’en sortira très bien…

– Mais enfin, que faites-vous ici ? Et par où êtes vous rentrée ? »

Elle désigna d’un geste vague, les champs à l’arrière où en effet une BMWX3 de la Croix Rouge internationale était garé sur le bord du sentier.

« Je suis en route pour le camp de réfugiés, je ne reste pas…

– Lequel ? Quel camp ?

– Hein ? … Al-Hawl évidemment. Je faisais justement un crochet pour vous dire…

– Pour me dire quoi ? Enfin, vous voyez bien que je suis occupé

– Oui, oui, mais bon, nous vous informons du lancement imminent de l’opération.

– Là maintenant ? Alors que le Centre est menacé !

– Justement, c’est une opération de diversion. Le bataillon de pompiers kurdes là-bas va vous régler ça… avec toute l’aide que nous leur versons, ils seront au moins capables de ça. Ne vous inquiétez pas outre mesure… Là je file à Al-Hawl… Un contact arrive de Kiev… Bref, vous n’avez pas besoin de savoir.

– Kiev ? Vous avez bien dit Kiev ?

– Oui, oui. Kiev en Ukraine…C’est à lui qu’il faut que je livre vos derniers échantillons » fit-elle en rassemblant les mèches rebelles qui s’échappaient du foulard bariolé qu’elle portait négligemment sur la tête. Elle tourna les talons, puis se ravisant :

« Astarté. L’opération porte le nom de code Astarté. Vous ne pouvez pas l’oublier! »

Astarté, l’antique déesse syrienne de la guerre et de fertilité. Non, le professeur Amar ne l’oublierait pas.

Serres andalouses. Photo : Taline Ter Minassian

Pour commencer à comprendre où nous mène cette aventure, il convient de s’intéresser aux caractéristiques du génome de Aegilops tauschii.  Rendez-vous au lien suivant. Il convient également de se souvenir qu’au chapitre 5, une jeune femme portant l’insigne de la Croix-Rouge norvégienne a fait son apparition dans le hall de l’hôtel Baron… 

https://openwildwheat.org/aegilops-tauschii/

AEGILOPS TAUSCHII