Hôtel Baron : Chapitre 16

Édition en ligne du quotidien La Foi, 22 février 2016

Assassinat du prêtre Boghos Movsessian dans le Nord-Est syrien : les chrétiens d’Orient entre le sabre islamique et le glaive kurde

De notre envoyé spécial en Syrie du Nord-Est (Qamechliyé).

Ils sont venus de toute la région, par centaines, des chrétiens, des musulmans, des Kurdes, des Arabes pour présenter leurs condoléances à Mgr Levon Kechichian, vicaire général des Arméniens catholiques[1] de la Djezireh, le nord-est syrien. Ce 21 février au matin, en l’église Saint-Joseph de Qamechliyé, il a enterré le prêtre Boghos Movsessian âgé de 44 ans, son plus proche collaborateur, ainsi que son père âgé de 72 ans, tous deux assassinés la veille par des terroristes. Toute la ville de Qamechliyé est venue pleurer le prêtre abattu en pleine mission. La cour de l’église étant bondée dès l’aube, seuls les plus proches ont pu pénétrer dans l’église. « Tout le monde est choqué car notre communauté arménienne catholique est connue comme étant ouverte, relate le vicaire général très ému, joint par La Foi, au terme d’une journée épuisante. Devant tous, j’ai lancé un appel à l’unité de la nation et du peuple et du respect des différences ». Les messages de condoléances et les manifestations de solidarité ont afflué de toute la Syrie et du monde entier. Dans l’après-midi, le pape François lui-même a manifesté sa proximité avec l’église arménienne catholique de Qamechliyé. « Je suis proche des Arméniens catholiques de Qamechliyé, en Syrie, alors qu’ils sont réunis pour les funérailles du prêtre de leur paroisse, le père Boghos Movsessian, tué hier avec son père » a-t-il écrit sur Twitter. « Je prie pour eux, pour leurs familles et pour tous les chrétiens de Syrie ». L’émotion internationale est à la mesure du choc provoqué par l’assassinat ciblé du père Boghos Movessian et de son père.

Ce lundi 20 février vers 9 heures du matin, le père Boghos, prêtre de la paroisse catholique Saint-Joseph à Qamechliyé se trouve à Hassaké, en route pour Deir es-Zor. Il se rend sur le chantier de reconstruction du quartier chrétien de cette ville ravagée par la guerre. Grâce au soutien de Opus Orient tout un quartier, l’église arménienne, des habitations ainsi que des commerces sont en cours de rénovation. « Certains chrétiens souhaitaient rentrer et ce projet est un premier pas pour la revitalisation du quartier » relate un responsable des projets de Opus Orient en Syrie. Dans la voiture se trouvent le père du prêtre, un diacre et un laïc. Le père Boghos, bras droit de Mgr Levon Kechichian, effectue régulièrement ce périple de plusieurs heures pour superviser le chantier et payer les ouvriers qui y travaillent. « La semaine dernière, il m’a dit qu’il fallait qu’il y retourne, relate le vicaire général. Je lui ai dit que je craignais que la route ne soit pas bonne, les événements des dernières semaines ayant modifié la répartition des forces belligérantes dans la région. Il m’a dit qu’il allait emmener avec lui son père qui connaissait bien la route ».

Deux terroristes masqués sur une moto

Aux abords de Hassaké, le groupe traverse un village. « Celui-ci est réputé pour sa sympathie pour l’organisation djihadiste » affirme le prélat. La voiture est repérable et porte sur le pare-brise le macaron indiquant son appartenance à l’éparchie arménienne catholique. Quant au prêtre, il porte sa soutane. Ont-ils été reconnus et dénoncés par des villageois ? Étaient-ils attendus ? Peu après la sortie du village, ils sont pris en chasse par deux hommes cagoulés à bord d’une moto. Ils tirent d’abord sur l’arrière du véhicule, puis le dépassent et prennent 25 mètres d’avance. « Les survivants nous ont raconté que les deux terroristes sont ensuite descendus de leur moto et se sont avancés vers la voiture, raconte Mgr Levon Kechichian. Ils ont tiré à bout portant sur le prêtre et sur son père ». Ce dernier meurt sur le coup. Touché à la nuque et à la poitrine, le prêtre s’écroule par terre par la portière ouverte mais il respire encore. Le diacre légèrement blessé et le laïc parviennent à sortir du véhicule et parviennent à se cacher dans un fossé bordant la rivière qui longe la route. « Ils ont cru leur dernière heure venue » souffle, accablé, le vicaire général.

Hassaké : l’église catholique arménienne. Photo : Fabrice Balanche, automne 2024.

L’arrivée des villageois alertés par le bruit faire fuir les deux djihadistes. Le prêtre grièvement blessé, est emmené vers la maison la plus proche. On trouve une voiture pour le transporter jusqu’au dispensaire. « Là, son état a été jugé trop grave. Il fallait le transporter de toute urgence à l’hôpital d’Hassaké. Je me suis rué là-bas pour tout organiser. Sur la route, il parlait encore mais en entrant à l’hôpital le père Boghos a terminé sa vie terrestre » conclut le vicaire général. Quelques heures plus tard, un groupe affilié à l’État Islamique revendique l’attentat. Plus tard, les terroristes reviennent sur le lieu du crime, récupèrent la somme d’argent destinée aux ouvriers du chantier et font sauter la voiture.

Une catastrophe pour la région

L’assassinat du prêtre Boghos, est de l’avis de tous, une catastrophe pour l’ensemble de la communauté chrétienne de la région. Homme doux, humble et dévoué, ce prêtre était marié comme peuvent l’être les prêtres des églises orientales. Il laisse derrière lui une femme et trois enfants. Avant de devenir prêtre, c’était un pilier de l’éparchie qui s’était rendu indispensable tant par ses qualités de gestionnaire que ses talents de menuisier contribuant au fonctionnement des écoles, des dispensaires et autres structures d’aides à la population. « Quand j’ai commencé à manquer de prêtres, il m’a demandé s’il pouvait être ordonné. C’était une très bonne idée que j’ai tout de suite acceptée. Je l’ai envoyé parfaire sa formation à Alep, puis en Arménie. Il a été ordonné il y a deux ans seulement et c’est alors qu’il est devenu le curé de la paroisse Saint-Joseph à Qamechliyé ». Dans cette ville située à la frontière avec la Turquie où réside une importante communauté arménienne catholique, il ne reste plus désormais qu’un seul prêtre et deux diacres. Selon le représentant de Opus Orient, « pour la communauté chrétienne, c’est une véritable catastrophe. La région de la Djézireh a déjà perdu la moitié de ses chrétiens depuis le début de la guerre. S’attaquer ainsi à un prêtre est un symbole terrible. Il ne faudrait pas beaucoup plus pour qu’ils partent tous » confie t’il. Les fidèles de Qamechliyé subissent durement le conflit qui sévit dans la région et sont régulièrement touchés par des attentats. La semaine dernière, trois attentats à la voiture piégée ont provoqué des explosions dans le quartier chrétien de Qamechliyé, l’une d’entre elles ayant eu lieu devant le couvent des religieuses arméniennes catholiques.

Vestige d’une des communautés chrétiennes les plus anciennes de Mésopotamie, l’église assyrienne d’Hassaké. Photo : Fabrice Balanche, automne 2024.

Entre le marteau et l’enclume

S’ils ne le confient pas ouvertement, les chrétiens de la région sont pris en tenailles entre la menace djihadiste et l’action des milices kurdes. La lutte contre Daech ne saurait justifier le mépris d’une minorité pour les autres groupes non kurdes, arabophones et en particulier chrétiens qui sont dans cette région depuis une longue période historique.

Enfants dans les rues de Hassaké. Photo: Fabrice Balanche, automne 2024.

Aujourd’hui la jeunesse doit fuir le nord-est de la Syrie pour ne pas être embrigadée de force dans des milices kurdes, pourtant très minoritaires. « Les factions kurdes ont entrepris une campagne d’arrestations de jeunes gens dans les deux villes de Qamechliyé et Hassaké pour les forcer à faire partie de la nouvelle armée dirigée par les Américains. On dirait qu’on vit sous un régime d’occupation sans précédent » témoigne un jeune chrétien. Cet enrôlement de force s’est accéléré ces derniers jours : « les Américains veulent créer une armée de frontière de 30 000 hommes pour maitriser la frontière nord avec la Turquie, la limite de l’Euphrate avec la Syrie et celle avec l’Irak ». « Ils travaillent comme s’ils préparent un État dans la Mésopotamie syrienne et comme ils sont peu nombreux, cette milice kurde a besoin de renforts pour combattre. Ils enrôlent tous les jeunes : soit de force soit financièrement (70 000 LS par mois) » rapporte une jeune habitante. Désabusée, elle ajoute « La semaine passée cette faction s’est appropriée la seule école pour filles de la ville scolarisant plus de 1 300 élèves et ils ont installé une caserne à l’intérieur. Tout ça dans le quartier chrétien… »

Ces derniers mois, Opus Orient a alerté à diverses reprises la communauté internationale sur la situation des Chrétiens d’Orient pris en tenailles dans le conflit syrien qui dure depuis 2011.

[1] La grande majorité des Arméniens appartiennent à l’Église apostolique arménienne. Il existe cependant une minorité d’Arméniens protestants et catholiques. Les Arméniens catholiques représentent cependant une proportion importante de l’éparchie de Qamechliyé.