La statue de Qassem Soleimani, miroir d’une influence iranienne contestée
Par Rola Younes
Né en Iran en 1957, le général Qassem Soleimani est une figure militaire controversée. Architecte de la puissance régionale iranienne en Irak, au Liban et jusque récemment en Syrie, il est assassiné à Bagdad, le 3 janvier 2020 par une frappe aérienne américaine[1] jugée “illégale et arbitraire” par une experte mandatée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU[2]. La disparition de celui qu’on surnommait le « Commandant de l’ombre » a suscité des réactions extraordinairement contrastées. Les partisans de « l’Axe de la Résistance » réunissant des pays opposés aux États-Unis, ont déploré la disparition de l’un de ses principaux artisans. A l’inverse, en Syrie, dans l’enclave rebelle d’Idlib, sa mort a été fêtée et marquée par des distributions de gâteaux dans la rue.
De Maroun al-Ras (Sud-Liban) à Beyrouth-Sud : les effigies de Qassem Soleimani
Un peu plus d’un mois après l’assassinat de Soleimani, le 15 février 2020, une statue du général iranien est dévoilée dans le village de Maroun al-Ras au Sud Liban.
Sud-Liban. Le village de Maroun al-Ras vu de Avivim (Israël), 2012. Wikimedia Commons.
Réalisée dans un style très réaliste et campée en haut d’un mirador au milieu d’une position militaire, la statue représentait presque à l’échelle 1/1 le commandant de la Force Al-Qods du corps des Gardiens de la Révolution islamique, debout sur une plateforme, devant un drapeau palestinien arborant le slogan : “nous prierons à Jérusalem”, et pointant du doigt vers le sud, en direction de la ville sainte[3]. Plus récemment cette statue a été détruite au bulldozer par l’armée israélienne lors de l’incursion terrestre de Tsahal au Sud Liban en Octobre 2024[4].
Maroun al-Ras : la statue détruite du général Qassem Souleimani. Source : CNN Arabic
Cette sculpture n’était pas, loin s’en faut, la première inscription de l’influence de l’Iran dans le paysage libanais. En février 2019, la route de l’aéroport qui traverse Beyrouth-sud et les quartiers contrôlés par le Hezbollah, a pris le nom de l’ayatollah Khomeini imprimant encore davantage l’influence de l’Iran dans la géographie et la toponymie libanaise[5]. Quant à la statue de Maroun al-Ras, elle a suscité un intense débat dans la presse et sur les réseaux sociaux. Au Liban, le camp anti-Hezbollah y vit une confirmation de l’emprise de l’Iran sur le Liban, rappelant en particulier le rôle du général iranien dans les massacres des populations civiles en Irak et en Syrie. Cependant, deux ans plus tard, en janvier 2021, une autre statue de Soleimani est inaugurée, cette fois à Ghobeiri, dans la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah, suscitant une nouvelle fois de vives controverses[6].
La statue de Qassem Soleimani à Ghobeiry, banlieue sud de Beyrouth était l’objet d’un entretien attentif le 6 janvier 2021 (AP Photo/Bilal Hussein), The Times of Israel.
Des sculptures qui interrogent l’identité libanaise
Ces débats sont intéressants en ce qu’ils renouvellent la question de l’identité culturelle et politique du Liban. En effet, une réponse classique à la contestation de l’inscription de l’influence iranienne dans le paysage libanais consiste à la comparer à l’influence passée de la France. On rappelle ainsi qu’il existe encore à Beyrouth une rue Verdun (en référence à la bataille de Verdun), une rue Pasteur (en hommage à Louis Pasteur), etc. De plus, certaines rues portent le nom des dirigeants de l’époque du Mandat français au Liban (de 1920 à 1943), comme celui du Général Gouraud, haut-commissaire français en Syrie et en Cilicie qui a proclamé la naissance du Liban moderne depuis le porche de la Résidence des Pins à Beyrouth. Il existe aussi une rue Weygand, nommée d’après Maxime Weygand, deuxième haut-commissaire militaire désigné par la France[7] ou encore une rue Foch, en hommage au Maréchal Foch, héros de la Première Guerre mondiale. Or les partisans du Hezbollah voient en Foch, Gouraud et Weygand les incarnations d’une puissance d’occupation[8]. Ainsi, le débat “libano-libanais” sur le rôle controversé du mandat français, perçu par les uns comme une occupation étrangère, par les autres, comme la structure qui a permis au Liban moderne de naître et aux Libanais de s’affranchir de la férule ottomane, refait surface.
Beyrouth : réception à la Résidence des Pins en 1921. Résidence du Haut-Commissaire à l’époque du mandat français, l’édifice abrite aujourd’hui l’ambassade de France. Wikimedia Commons
De même, les partisans du Hezbollah répondent aux critiques de l’idéologie de Velayat-e faqih (ou gouvernement du docte), tutelle religieuse et politique iranienne à laquelle le Hezbollah est inféodé, en rappelant que la Constitution du Liban mandataire adoptée le 23 mai 1926 s’était directement inspirée de la Constitution de la Troisième République française. A ceux qui reprochent au Hezbollah de vouloir importer la révolution iranienne au Liban, le parti chiite fait valoir que, selon lui, la pensée révolutionnaire iranienne n’est pas plus étrangère ni moins endogène au Liban que la pensée révolutionnaire et républicaine française.
Partisans du modèle occidental contre partisans du modèle iranien
Le Liban de l’indépendance est né à la suite du Pacte National, un contrat non écrit dans lequel les chrétiens renoncent à la protection occidentale et les musulmans renoncent à l’union arabe. Mais comme le remarque George Naccache dans son célèbre éditorial du 10 mars 1949, « Deux négations ne font pas une nation », et le Liban peine à se donner un projet national positif. « « Ni Occident, ni Arabisation » : c’est sur un double refus que la chrétienté et l’islam ont conclu leur alliance. Quelle sorte d’unité peut fonder une telle formule ? Ce qu’une moitié des Libanais ne veut pas, on le voit très bien. Ce que ne veut pas l’autre moitié, on le voit très bien. Mais ce que les deux moitiés veulent en commun, c’est ce qu’on ne voit pas. » Ce double renoncement n’empêche pas le Liban d’être divisé entre partisans de différents modèles incompatibles, dont le modèle occidental et le modèle iranien. Pour reprendre les termes de l’article cité de Naccache : « Le Liban qu’on nous a fait est une patrie composée de deux cinquièmes colonnes (…). »[9]
Depuis lors, le Liban n’a pas surmonté cette contradiction originelle. Aujourd’hui, si le pays traverse l’une des pires crises de son histoire, il n’a pas encore disparu. Selon George Naccache, cette disparition est pourtant inéluctable et le diagnostic sans appel : « Pour une raison aussi fatale que celle qui fait que le fruit pourri se détachera finalement de l’arbre (…), il n’y a apparemment pas de force au monde qui puisse faire que le Liban, conduit comme il l’est, ne se désagrège et ne disparaisse pas ».
On voit ainsi que la politique mémorielle erratique liée au général Qassem Soleimani agit comme un révélateur au Liban, mais aussi au-delà du Liban. En Iran, pour les opposants au régime, la statue de Qassem Soleimani est le symbole honni d’un régime autoritaire et théocratique. En janvier 2022, une statue du général iranien située à Shahrekord, dans la Chahar Mahall-Bakhtiari, a été incendiée le jour de son dévoilement[10]. De plus, des portraits de Soleimani ont été incendiés à de nombreuses reprises au cours des manifestations qui ont secoué l’Iran depuis la mort de Mahsa Amini en septembre 2022.
En Iran, le général Qassem Soleimani en affiche. Sobhan Farajvan, Pacific Press
En octobre 2023, à Ispahan, un match de football prévu entre l’Iran et l’Arabie Saoudite a été annulé en raison de la présence d’une statue de Soleimani à l’entrée du stade : l’équipe saoudienne a refusé de quitter le vestiaire du stade Naghshe Jahan[11]. Ce match entre les deux puissances régionales était le premier en sept ans à ne pas se dérouler en territoire neutre et devait consacrer le rapprochement irano-saoudien orchestré par Pékin. Le 8 décembre 2024, Damas est prise par une coalition menée par le Hayat Tahrir al-Sham (HTS) et soutenue par la Turquie. La chute du régime de Bachar el-Assad soutenu par l’Iran, est symbolisée par des images puissantes comme celles du déboulonnage de la statue de Hafez el-Assad, père du président déchu. Quant à Qassem Soleimani, son image a également fait l’objet de destructions. Des affiches ont été déchirées dans la capitale syrienne lors de l’attaque des insurgés contre l’ambassade iranienne[12]. Privé de la pierre d’angle de sa stratégie régionale, Téhéran se retrouve encore plus isolé et craint une “syrisation” de l’Iran qui renverserait un régime de plus en plus contesté par sa propre population.
Poster déchiré représentant Qassem Soleimani à Damas, Al Arabiya, capture d’écran du 8 décembre 2024
[1] « Qasem Soleimani: US kills top Iranian general in Baghdad air strike», BBC, 3 janvier 2020, https://www.bbc.com/news/world-middle-east-50979463 (consulté le 18 décembre 2024)
[2] « Assassinat du général iranien Soleimani: illégal et arbitraire, selon une experte de l’ONU», Le Figaro, 7 juillet 2020, https://www.lefigaro.fr/flash-actu/assassinat-du-general-iranien-soleimani-illegal-et-arbitraire-selon-une-experte-de-l-onu-20200707 (consulté le 18 décembre 2024)
[3] « Une statue de Soleimani inaugurée à Maroun el-Ras offusque les adversaires du Hezbollah », L’Orient le jour, 17 février 2020, https://www.lorientlejour.com/article/1206669/une-statue-de-soleimani-inauguree-a-maroun-el-ras-offusque-les-adversaires-du-hezbollah.html (consulté le 18 décembre 2024)
[4] « Soleimani statue toppled by Israeli army in Lebanon », Middle East Monitor, 11 Octobre 2024, https://www.middleeastmonitor.com/20241011-soleimani-statue-toppled-by-israeli-army-in-lebanon/ (consulté le 18 décembre 2024)
[5] “ضجة في لبنان.. “الخميني” يستقبلك بعد المطار” Al Arabiyya, 23 février 2019, https://www.alarabiya.net/arab-and-world/2019/02/23/%D8%B6%D8%AC%D8%A9-%D9%81%D9%8A-%D9%84%D8%A8%D9%86%D8%A7%D9%86-%D8%A7%D9%84%D8%AE%D9%85%D9%8A%D9%86%D9%8A-%D9%8A%D8%B3%D8%AA%D9%82%D8%A8%D9%84%D9%83-%D8%A8%D8%B9%D8%AF-%D8%A7%D9%84%D9%85%D8%B7%D8%A7%D8%B1- (consulté le 18 décembre 2024)
[6] Sunniva Rose, « À Beyrouth, l’inauguration d’une statue de Qassem Soleimani divise les habitants», Le Figaro, 8 janvier 2021, https://www.lefigaro.fr/international/a-beyrouth-l-inauguration-d-une-statuede-qassem-soleimani-divise-les-habitants-20210108 (consulté le 18 décembre 2024)
[7] « Beyrouth: la ville où les rues portent encore les noms d’hommes d’État français» https://www.arabnews.fr/node/11481/culture (consulté le 18 décembre 2024)
[8] Christina Jabr, « نصب سليماني يرتفع في الجنوب… ومواقف لـ«الجمهورية» تسأل: أين الدولة؟» Al Jomhouria, https://www.aljoumhouria.com/index.php/ar/news/514355/%D9%86%D8%B5%D8%A8-%D8%B3%D9%84%D9%8A%D9%85%D8%A7%D9%86%D9%8A-%D9%8A%D8%B1%D8%AA%D9%81%D8%B9-%D9%81%D9%8A-%D8%A7%D9%84%D8%AC%D9%86%D9%88%D8%A8-%D9%88%D9%85%D9%88%D8%A7%D9%82%D9%81-%D9%84%D9%80%D8%A7%D9%84%D8%AC%D9%85%D9%87%D9%88%D8%B1%D9%8A%D8%A9-%D8%AA%D8%B3%D8%A7%D9%84-%D8%A7%D9%8A%D9%86-%D8%A7%D9%84%D8%AF%D9%88%D9%84%D8%A9 (consulté le 18 décembre 2024)
[9] Extraits de l’article de George Naccache repris par Le Monde Diplomatique, septembre 1982, https://www.monde-diplomatique.fr/1982/09/A/36936 (consulté le 18 décembre 2024)
[10] “Iran : une statue de Soleimani incendiée dans le sud-ouest”, Le Figaro, 6 janvier 2022, https://www.lefigaro.fr/flash-actu/iran-une-statue-de-soleimani-incendiee-dans-le-sud-ouest-20220106 (consulté le 18 décembre 2024)
[11] « Saudi-Iran Asian Champions League game cancelled in row over Soleimani bust », Al Jazeera, 2 octobre 2023, https://www.aljazeera.com/news/2023/10/2/saudi-iran-asian-champions-league-game-cancelled-in-row-over-soleimani-bust (consulté le 18 décembre 2024)
[12] « Syria On Edge: Iranian Embassy Attacked, Looted; Posters Of Nasrallah, Soleimani Ripped», Times of India, 8 décembre 2024, https://www.youtube.com/watch?v=Shuii835unw (consulté le 18 décembre 2024)
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Rola Younes (19 décembre 2024). La statue de Qassem Soleimani, miroir d’une influence iranienne contestée. Patrimoines et Politiques Mémorielles. Consulté le 13 janvier 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12yop