Le cavalier hittite, figure antique de la Turquie moderne ?
Par Augustin Théodore Debsi
La République turque a célébré son centenaire le 29 octobre 2023. Elle s’est construite sur la consolidation de l’identité turque et sur la base d’une société moderne rompant avec l’Empire ottoman. Cette identité turque devait être épurée des éléments arabes, persans et islamiques tout en justifiant une appartenance anatolienne à la nation turque. Au début des années 1920, l’Anatolie révélait des artéfacts archéologiques témoins de civilisations antiques comme celle des Hittites. De manière concomitante à la construction de la Turquie moderne, se pose la question de l’appropriation politique par Ankara de ce patrimoine hittite.
Pourquoi les guerriers Hittites sont-ils mobilisés par le régime patrimonial kémaliste ?
Cette appropriation des références hittites est comprise dans un courant idéologique plus large appelé l’anatolisme. Il postule que les Turcs ont pour ancêtres les Hittites mais aussi les Sumériens ; ces derniers ne seront pas traités dans cet article. Revendiquer une ascendance permet entre autres d’avancer un argument d’antériorité, de réutiliser des codes, en somme de se légitimer pour n’importe quel but. L’anatolisme a été porté par Ahmet Ağaoğlu en 1922 dans l’ouvrage « Le problème pontique »[1] ; cette théorie de la continuité turcique en Anatolie a gagné jusqu’au sommet de l’État avec l’élaboration et le développement de théories annexes plaçant les Turcs au centre de l’histoire du monde.
Les Hittites sont un peuple anatolien de langue indo-européenne. D’autres peuples ont vécu en Anatolie comme les Hatti qui les ont précédés mais qui leur ont légué leur nom. Ils ont façonné une civilisation durant l’âge du bronze dans le cadre d’un État (XVIIe au début du XIIe siècle avant notre ère) qui a couvert presque toute l’Anatolie à son apogée. Ils avaient des interactions avec les peuples locaux de leur empire et les autres grands de la région qui étaient les Akkadiens et les Égyptiens. En France, les Hittites sont principalement connus par leur participation à la bataille de Qadesh contre l’Égypte en -1274. Leur État disparaît à la fin de l’Âge du Bronze dans des circonstances restées obscures, mais leur culture a perduré sur la côte méditerranéenne et levantine. Les peuples de la côte, notamment les Louvites, ont porté la culture hittite pour quelques siècles encore jusqu’au VIIIe siècle avant notre ère : c’est la période dite « des royaumes syro-hittites ».
La Turquie existe depuis 100 ans dans sa forme républicaine, mais est l’héritière de l’Empire ottoman, et avant lui du sultanat seldjoukide de Roum établi en 1077. Les Turcs ont pour foyer d’origine l’Asie centrale et font partie du groupe appelé Oghouze (auquel les Turkmènes et les Azéris sont rattachés). Les Turcs nomadisaient déjà en Anatolie à partir du Xe siècle et étaient parfois christianisés et recrutés comme mercenaires pour l’Empire byzantin[2]. Cependant c’est en 1071, après la victoire de Malazgirt contre les Byzantins, qu’une période d’installation durable et de sédentarisation des tribus oghouzes en Anatolie eut lieu.
Plusieurs fossés séparent les Hittites des Turcs. D’abord, il y a un fossé temporel entre la fin des Hittites « originels » et des Syro-Hittites (XIIe et VIIIe siècles avant notre ère) et l’arrivée des Turcs en Anatolie (XIe siècle de notre ère) : un hiatus de près de vingt siècles ! Le hiatus est également d’ordre géographique : les Hittites et les Syro-Hittites sont des peuples qui se voient comme locaux, alors que les Turcs viennent d’Asie centrale et portent avec eux la représentation d’un peuple nomade avec une histoire de migration et de sédentarisation. Un troisième fossé est d’ordre culturel : les Hittites avaient une culture liée à l’ère du bronze et aux cultures contemporaines de la région tandis que les Turcs ont adopté des pratiques culturelles sédentaires des peuples perses, kurdes, arméniens, grecs, arabes qui sont apparus bien après les Hittites. Ces fossés posent des obstacles à la filiation voulue entre Turcs et Hittites par l’anatolisme. Cela amène la question suivante : comment l’appropriation du patrimoine hittite a-t-elle aidé à construire une nouvelle identité culturelle turque, en rupture avec l’identité islamique aux éléments arabo-persans de l’Empire ottoman ?
La construction d’un environnement patrimonial « hittite »
La Turquie contemporaine appréhende la question du patrimoine de manière nettement différenciée. Par exemple, le patrimoine grec stimule le tourisme alors qu’à l’inverse le patrimoine arménien a été longtemps délaissé. Le patrimoine hittite, au contraire, a été célébré par la République turque au point où certains symboles et noms ont été réutilisés pour créer un nouvel environnement, non plus ottoman, ni même islamique mais turc moderne et anatolien. Nous pouvons citer deux éléments utilisés dans l’espace public puisés directement dans le patrimoine anatolien.

Disque solaire hittite. Cet objet inspire de nombreuses reproductions. Photo : Augustin Théodore Debsi
D’abord, le « disque solaire hittite » qui n’est ni un disque, ni un soleil (mais la terre) et ni hittite (mais hatti). Symbole anatolien de fertilité, il a été adopté par de nombreuses institutions en Turquie parmi lesquelles l’Université d’Ankara, la marque de biscuits Eti, l’agence de presse Anka et la ville d’Ankara (1974-1995). Il n’est pas certain qu’il ait été utilisé pour sa signification initiale (la fertilité) mais plutôt pour son caractère esthétique. Ce disque devenait un nouveau symbole national bien que faiblement caractérisé. Sa présence devait donner un point de référence d’origine anatolienne au peuple turc. Ce processus de réutilisation d’un élément culturel anatolien a gagné même la plus haute autorité de l’État puisque Atatürk lui-même, dans sa dernière demeure, a utilisé un autre symbole hittite : le lion. Il était considéré comme un animal sacré et était associé à la déesse du soleil Arina. Il était placé à l’entrée de lieux pour sacraliser les espaces gardés. Une des allées du mausolée d’Atatürk (Anıtkabir) est bordée par des lions qui reprennent les codes esthétiques hittites, et leur présence dans ce lieu laisse croire à une sacralisation du mausolée de celui que l’on appelle le « chef éternel ».

Un des lions de l’allée menant au mausolée d’Atatürk à Ankara. Photo : Augustin Théodore Debsi
L’utilisation des symboles hittites/anatoliens dans l’espace public s’est accompagnée de la création de plusieurs musées dédiés à l’exposition du patrimoine hittite. Ainsi, le Musée des cultures anatoliennes, créé en 1921, consacre sa plus grande galerie au patrimoine hittite. Il répond à la volonté de Mustafa Kemal de créer un « Musée hittite »[3]. Le cas du premier musée archéologique d’Antioche a été construit en 1939 justement pour rassembler le patrimoine syro-hittite trouvé durant les années 1930 dans la région[4].
Les noms de ces symboles ont également été popularisés. Ainsi, le nom « Eti » (Hittite) a été utilisé pour nommer des quartiers comme Etiler (Istanbul, Gaziantep ; « Sümerler », les Sumériens, est aussi un nom qui a été utilisé comme à Antioche), Etimesgut (Ankara), la Eti Bank (Banque hittite, il existait aussi une Sümer Bank, Banque sumérienne), ou la marque de biscuits précitée « Eti ». Cependant, créer autant de symboles reste une entreprise vaine si les références ne sont pas connues des Turcs ; pour poursuivre ce but, il faut créer une conscience et un sentiment d’appartenance par le biais d’une mémoire commune.

Guerriers hittites sur un char de guerre, Musée d’Ankara. Photo : Augustin Théodore Debsi
La création d’une mémoire collective « hittite »
Afin de répondre à cette nécessité de l’identification des Turcs aux « ancêtres » hittites, il fallut créer une familiarité et constituer une mémoire collective. L’école a été un vecteur de l’anatolisme auprès des jeunes générations. Dans un but de défaire les héritages de l’Empire ottoman, l’enseignement était un moyen de prôner un « retour » à la culture originelle[5] qui justifiait en parallèle les réformes kémalistes modernes.
L’institution qui établit l’histoire officielle des Turcs est la Türk Tarih Kurumu qui, adhérant aux idées d’Ahmet Ağaoğlu, propageait dans les programmes scolaires d’histoire la thèse de l’anatolisme. Les Hittites étaient présentés comme des guerriers vaillants et égalitaires[6].

A Antioche, la “rue des Hittites”. Photo : Augustin Théodore Debsi
Une telle image sert à former des générations patriotes dont le courage et la victoire de 1923, ainsi que l’égalité entre les genres, seraient en fait un héritage de leurs ancêtres. Aussi, la modernité poussée par les réformes kémalistes trouvait un enracinement dans un fond ancien et sa mise en place était légitimée par une logique de continuation court-circuitant la période de l’Empire ottoman. Il s’agissait de créer une mémoire « Nos ancêtres les Hittites » : former les générations à penser les Hittites comme les ancêtres des Turcs enracine et justifie la présence du peuple turc en Anatolie. Ainsi, il y a la possibilité de revendiquer une antériorité historique face aux autres peuples ayant habité l’Anatolie et leurs revendications, en particulier les Arméniens et les Grecs.

Carte de l’Empire Hittite publiée dans le journal Cumhuriyet, 3 octobre 1936.
Toutefois, l’utilisation de la mémoire et du patrimoine hittite n’a pas uniquement servi à consolider la présence turque en Anatolie ; en effet, elle a permis aussi de réclamer des territoires hors de l’Anatolie, donc de servir de base aux revendications irrédentistes de la Turquie.
Les Hittites au service de l’irrédentisme turc : l’exemple du Sandjak d’Alexandrette
Durant les années 1920 et 1930, la Turquie a mené une politique active pour récupérer le Sandjak d’Alexandrette alors rattaché au mandat français en Syrie. Cette région levantine était composée en 1936 de 39% de Turcs, 38% d’Arabes (28% d’alaouites et 10% de sunnites), 8% de chrétiens arabophones et 11% d’Arméniens. Outre toutes les manœuvres politiques qui ont servi l’objectif de rattacher la région à la Turquie, il y a aussi eu la mobilisation de la mémoire et du patrimoine hittite pour justifier la présence turque et donc le rattachement du Sandjak à la Turquie.
En effet, entre 1935 et 1939, plusieurs sites archéologiques ont dévoilé la présence de villes datant de la période Syro-Hittite, dont les pièces ont été placées dans le musée d’Antioche créé en 1939. Ceci était une aubaine pour les Turcs qui pouvaient faire valoir leur antériorité historique face aux autres peuples (ici Arabes et Arméniens) et justifier le détachement du Sandjak de la Syrie. Avec le patrimoine doit se forger la mémoire. Celle-ci réside dans deux éléments qui ont été importants pour le rattachement du Sandjak. D’abord, Mustafa Kemal déclare en 1923 : « Un territoire turc de quarante siècles ne peut rester dans les mains de l’ennemi ». En remontant quarante siècles, il se peut que la référence soit celle de l’arrivée des peuples indo-européens en Anatolie, desquels la civilisation hittite est née. Mais si l’anatolisme avait convaincu les Turcs du Sandjak, la deuxième force démographique de la région était les Arabes alaouites (28%). Pour les rallier à la cause du rattachement, des comités locaux du Parti kémaliste ont, dès 1936, tenté de leur attribuer une origine hittite en les renommant « Turcs Hittites » (Eti Türkler)[7]. Selon les Kémalistes locaux, les Arabes alaouites étaient des Hittites arabisés et qui avaient oublié leur turcité[8]. Cette théorie n’a pas été adoptée par les Arabes.
En 1938, après de nombreuses manœuvres politiques, le Sandjak est devenu un État dont le nom était directement inspiré des Hittites[9] : l’État du Hatay. Le nom de « Hatay » serait une déformation du nom du royaume hittite de Hattena ayant prétendument existé dans la région.

Timbre de l’État du Hatay représentant des lions hittites.
Ainsi, les références au passé hittite de l’Anatolie se sont multipliées durant les premières années de la République kémaliste. Exploiter ce passé a servi à légitimer les réformes de modernisation de la Turquie en les rattachant à un passé illustre et lointain. Il s’agissait aussi d’enraciner les Turcs dans leur territoire et empêcher toute remise en question de l’appartenance de l’Anatolie aux Turcs et à leur État. Cependant, l’anatolisme s’est progressivement essoufflé à partir de la fin des années 1940, du fait de courants concurrents comme le turquisme, le touranisme ou l’islamisme[10]. La lutte entre les identités a notamment conduit la ville d’Ankara à remplacer le symbole du disque solaire anatolien par l’édifice appelé ATA tower. Aujourd’hui, la théorie de l’anatolisme est abandonnée.
[1] ERİMTAN Can, « Hittites, Ottomans and Turks: Ağaoğlu Ahmed Bey and the Kemalist construction of Turkish nationhood in Anatolia », in Anatolian Studies, 2008
[2] BRAND Charles, « The Turkish element in Byzantium, Eleventh-Twelfth centuries », in Dumbarton Oaks Papers (1989)
[3] İLMİYE-ÇIĞ Muazzez, Mustafa Kemal Atatürk ve Türkiye’de Arkeoloji, in Erdem Dergisi (1996)
[4] https://www.ntv.com.tr/yasam/66-yildir-hizmet-veriyor,u_dCfjQXEkm-EsOvi-EZ0A
[5] MORENO-GONZALEZ Pablo, Le roman turc de la première décennie républicaine (1923-1933) : un nouveau modèle de société, thèse de l’Inalco (2021)
[6] HELMUT SCHILLING Patrick Christian, « Between nationalism and Western civilization : Kemalist History textbooks in the 1930s », Sabancı University, 2016
[7] WINTER Stephan, A History of the Alawites, Princeton University Press (2016)
[8] GÜNGÖR Özcan, « Değişim ile takiye arası Nusayriler/Arap Aleviler », in İnsan ve Toplum, 2015
[9] TEKİN Mehmet, « Hatay işgal yılları ve bağımsız Hatay Devleti kronolojisi (1918-1939) », Atatürk Araştırma Merkezi, 2011
[10] KILINÇ Kıvanç, « The Hittite Sun is rising once again : contested narratives of identity, place and memory in Ankara », in history and Memory, 2017
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Augustin Théodore Debsi (11 décembre 2023). Le cavalier hittite, figure antique de la Turquie moderne ? Patrimoines et Politiques Mémorielles. Consulté le 13 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/vwcy
